Le déni du racisme en Suisse
A quoi ressemble le racisme en Suisse, comment a-t-il évolué, quel est le rôle du militantisme antiraciste? Des chercheurs et chercheuses issu·es des sciences humaines tentent d’apporter des réponses dans un ouvrage collectif consacré à la «racialisation» en Suisse.
Interview de l’anthropologue et professeure à la HES-SO de Genève Anne Lavanchy.
Le Courrier, 7 Novembre 2022
Pourquoi un ouvrage collectif sur le racisme en Suisse?
Anne Lavanchy: Il nous paraissait important d’amener dans le débat public et dans le milieu académique une visibilité aux questions de racismes. Dans le milieu francophone, des mouvements de personnes concernées ont souligné l’importance d’utiliser le mot race pour montrer à quel point le racisme est lié à des lectures de
corps marqués comme différents. Dans nos recherches, il nous est paru intéressant d’utiliser le terme racialisation,
qui permet de mettre une distance par rapport au mot race qui renvoie aux théories raciales. En Europe, le trauma de la Seconde Guerre mondiale a conduit à l’effacement en français du terme race, mais aussi à une certaine invisibilisation du racisme.
L’ouvrage débute avec un chapitre sur la conseillère nationale noire Tilo Frey et l’oubli dont elle a longtemps fait l’objet, y compris par les mouvements militants. Qu’est-ce que cet oubli illustre?
Cela illustre les processus d’oubli à l’oeuvre dans la société suisse et l’importance de la mémoire. On constate dans notre pays un effacement à répétition de personnes non blanches. Aujourd’hui, le racisme est trop souvent abordé en lien avec la thématique actuelle de la migration. On oublie que des personnes noires sont présentes depuis longtemps en Suisse. Ce biais existe également dans la recherche, qui a tendance à associer le racisme à l’arrivée de personnes migrantes. Ce chapitre montre à quel point cela rend invisible l’histoire de la présence noire en Suisse. Je lie cet oubli à toute l’idéologie de la blanchité. Quelle que soit leur couleur de peau, les personnes nées en Suisse grandissent avec l’idée que le pays est «normalement» blanc.
Qu’est-ce que la réhabilitation de Tilo Frey, par un espace nommé à son nom à Neuchâtel, apporte?
Cela permet de prendre conscience que la société suisse n’est pas toujours aussi blanche qu’on le pense. C’est une forme de légitimation de la mémoire, de la présence de cette figure féminine, première élue neuchâteloise au parlement. Le fait de poser cette plaque à l’Espace anciennement nommé Louis Agassiz – l’un des grands penseurs racistes – est symbolique. Cela donne la possibilité de comprendre comment la Suisse a été raciste depuis très longtemps et comment les personnes non blanches ont été invisibilisées. La réhabilitation donne la possibilité de mettre des mots sur le racisme et la racialisation en Suisse. C’est pour les personnes concernées une manière d’avoir des modèles et, pour des personnes moins conscientes de ces discriminations, d’être confrontées à l’existence d’une certaine diversité.
Vous évoquez le déni du racisme en Suisse, historiquement considéré comme appartenant à d’autres contextes…
Il y a deux formes de déni. D’une part, on a longtemps considéré que le racisme concernait d’autres pays, soit les Etats-Unis par l’histoire de l’esclavage, soit les puissances coloniales officielles. Et d’autre part, on constate une négation du racisme interpersonnel, aujourd’hui encore présente. L’expérience des gens qui vivent le racisme est dénigrée, ou pas entendue.
«La loi condamne des individus, pas le système» Anne Lavanchy
Concernant le premier niveau, on commence à mieux appréhender le fait que la Suisse a participé à un univers colonial, même si elle n’était pas une puissance colonisatrice. Prenons par exemple David De Pury à Neuchâtel, qui détenait des actions dans une plantation utilisant des personnes esclavagisées. La Suisse avait aussi beaucoup de missionnaires, qui ont continué à se rendre sur le terrain après la décolonisation officielle. Et on trouve aujourd’hui des traces de représentations coloniales dans la coopération internationale, avec l’idée d’une identité blanche qui va civiliser et amener le progrès.
La norme pénale antiraciste, introduite en 1994, ne suffit-elle pas à lutter efficacement contre le racisme?
Non, comme la norme contre le sexisme ne permet pas de mettre fin à toutes les inégalités. Elle est évidemment extrêmement importante. Mais reste la question de sa mise en application et de la reconnaissance des discriminations structurelles par une loi.
La loi condamne des individus, pas le système. Il est compliqué par exemple de démontrer les discriminations à l’embauche ou à l’accès au logement. Combattre le racisme structurel implique de prendre en compte la question de privilèges des groupes dominants, donc des personnes blanches. Et cela exige d’écouter les critiques des principales personnes concernées.
Quel impact le mouvement Black Lives Matter a-t-il sur le débat public ?
L’audience internationale de l’assassinat de George Floyd a provoqué en Suisse une mobilisation générale et a permis de rendre public un certain débat sur le racisme structurel. C’est un peu ambivalent, parce que la mobilisation a été beaucoup plus faible après la mort de personnes noires tuées par des policiers en Suisse, dans le canton de Vaud notamment. Mais l’ampleur inédite de la mobilisation à la suite de la mort de George Floyd a donné une place à la voix des personnes concernées au quotidien par les discriminations raciales.
La Commission fédérale contre le racisme a consacré son dernier numéro au racisme structurel. Un signe que les choses sont en train de changer ?
Oui. L’idée que le racisme n’est pas juste le fait d’individus isolés est assez nouvelle. Pendant longtemps, la Commission fédérale contre le racisme a eu de la peine à sortir de cette idée de racisme dû à des individus. Il reste à explorer des pistes sur la manière dont le racisme structurel peut être démantelé. La prise de conscience est un premier pas.