La burqa symbolique

Commençons par ce qui aurait dû être la fin: la réponse du Conseil fédéral, il y a quelques mois, à l’interpellation de Christophe Darbellay intitulée « Port du voile et intégration », dans laquelle le conseiller national PDC demande au Conseil fédéral s’il envisage de prendre des mesures contre le port de la burqa. La réponse est claire, réfléchie et mesurée. Elle détaille de manière concise les différents engagements internationaux et nationaux qui empêchent d’aller dans le sens voulu par Darbellay, au centre desquels se trouve l’article 15 de la Constitution fédérale consacrant la liberté religieuse. Nous devrions féliciter le Conseil fédéral de s’être exprimé avec autant de sagesse et de fermeté sur une question qui se prête si facilement aux dérapages.

Malheureusement, ce ne fut que le début d’un feuilleton dont les épisodes ont nourri les médias pendant une bonne partie du printemps. Ce feuilleton présente deux mystères à l’observateur qui tente de garder la tête froide. Comment expliquer le fait que plus d’une centaine de professionnels – des hommes et des femmes politiques, mais également des journalistes, des juristes, des scientifiques – se mobilisent pendant des semaines autour de moins d’une centaine de femmes et se répandent tant dans les enceintes médiatiques et parlementaires? La justification de cette utilisation somme toute généreuse de la main-d’œuvre suisse semble se trouver dans la retentissante déclaration des partis bourgeois: «La burqa est un symbole du pouvoir de l’homme sur la femme» (24 heures, 16 mai 2010), argumentaire dont l’UDC fait aussi largement usage. Mais alors, comment expliquer le fait que la mesure proposée pour enrayer ce mal ne peut pas, de l’aveu même de ceux qui la soutiennent, atteindre son but? En effet, l’interdiction du port de la burqa violerait la Constitution suisse et serait à coup sûr déclarée inapplicable par la Cour européenne des droits de l’homme.

Ce n’est qu’en plaçant ces deux mystères côte à côte que la lumière revient. Le problème de la burqa étant symbolique», il faut des solutions qui se trouvent, elles aussi, dans le registre du symbolique. Or, rien de plus facile que de montrer que l’intérêt sporadique des partis de droite pour la question de l’égalité des sexes est rigoureusement symbolique». Voici, à titre illustratif, comment s’est exprimée, ces dernières années, la vive préoccupation de ces partis pour le «Statut de la femme»:

Quatre ans après la création du Service fédéral de lutte contre les violences en 2003, le personnel dudit service s’est vu réduit de moitié par mesure d’économie. Précisons que cette économie se monte à environ 200 000 francs. Or, un récent rapport du Conseil fédéral confirme que selon les estimations les plus fiables, environ 10% des femmes en Suisse subissent des violences domestiques au cours de leur vie d’adulte, soit 300 000 femmes. Comparé aux 100 porteuses de burqa, cela fait une proportion de 3000 à 1. Mais qu’importe! Le fléau de la violence domestique n’est pas le «symbole du pouvoir de l’homme sur la femme»; elle en est l’expression même.

Il y a tout juste une année, un membre de l’UDC s’est montré particulièrement soucieux du «statut de la femme» en proposant d’exclure la prise en charge des interruptions de grossesse pour l’assurance obligatoire des soins, pour des raisons d’économie, bien entendu (motion 09.3525). Or, cette économie-là est, elle aussi, relativement modeste: 15 à 20 millions selon le Conseil fédéral, et le montant baisse continuellement depuis 2000. Faire supporter ce coût aux femmes enceintes et à elles seules – voici une façon exceptionnelle d’affirmer la valeur fondamentalement suisse de l’égalité de sexes.

De maniéra plus générale, les partis qui se déclarent outrés par l’inégalité de sexe quand il s’agit des musulmanes sont les mêmes qui doutent systématiquement de l’utilité des bureaux d’égalité dans ce pays et qui proposent de couper les fonds dévolus à la promotion de l’égalité à chaque occasion. Quand il est question de protéger et promouvoir l’égalité des sexes, ils ne se réfèrent jamais aux instances cantonales et fédérales dont le travail est justement celui-ci. Enfin, le fait que leur position sur le port de la burqa soit diamétralement opposée à celle des bureaux d’égalité ne semble pas leur poser de problème particulier. On ne va tout de même pas écouter des «féministes. sur la question de l’égalité des sexes!

Le Larousse définit le symbolique ainsi: «qui n’est pas réel, qui n’a pas de valeur en soi, mais qui est significatif d’une intention-. Quelle est donc l’intention qu’on nous signifie avec ce montage médiatique autour de l’interdiction de la burqa? Si l’intention de promouvoir le statut des femmes est parfaitement symbolique», l’effet de stigmatisation des musulmans et des musulmanes est, lui, bien réel. Instrumentaliser la cause des femmes pour racoler le vote islamophobe – voici à quoi nous assistons ces derniers mois. Et si les journalistes, ces professionnels du symbolique, se prêtaient moins au jeu politicien?

Ellen Hertz (Le Temps, 1 juillet 2010)