Lettre ouverte à Doris Leuthard

Bernard Debarbieux (Le Temps / Genève / Suisse / 22.02.2016) 

Madame la Conseillère Fédérale,

Rares sont les campagnes qui précèdent les votations fédérales qui suscitent de véritables surprises. Le plus souvent, chacun est dans son rôle ; chaque parti défend ou s’oppose à une proposition selon des lignes de clivages bien connues de la scène politique fédérale; les acteurs les plus en vue de cette même scène se positionnent le plus souvent conformément à l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes votation après votation; quant aux membres de l’exécutif, ils s’efforcent de tenir la ligne collectivement arrêtée, avec juste un peu de gêne, de retenue ou de maladresse quand cette ligne ne correspond pas à leurs convictions personnelles ou partisanes.

Cette fois, la campagne sur le doublement du tunnel du Gothard nous offre quelques surprises. Si certains partis politiques se tiennent à une ligne arrêtée bien en amont, d’autres, comme celui auquel vous appartenez, sont plus divisés. Surprise aussi dans l’évolution des arguments mis en avant ; si, aux premiers temps de la campagne, les partisans du doublement ont privilégié des arguments empruntés à une froide rationalité technique – un tunnel plus sûr, une liaison nord-sud au fonctionnement continu, etc. – nombreux sont ceux qui ont progressivement versé dans une rhétorique nationaliste discutable – Sauvons la cohésion nationale ! Ne laissons pas tomber les Tessinois ! Célébrons tous ensemble le mythe du Gothard en le dotant d’un tunnel supplémentaire ! etc. On sait bien que ce type d’argument arrive en surface quand l’inquiétude monte sur l’issue du vote; mais quand même : faut-il vraiment que pour obtenir gain de cause on ait recours aux arguments les plus irrationnels ? Comment invoquer la cohésion nationale et la solidarité avec les Tessinois quand les derniers sondages montrent qu’ils ne sont que 51% à vouloir ce 2e tube ? Comment invoquer le mythe du Gothard quand le débat doit trancher entre une traversée routière ou ferroviaire pendant  les 3 années de chantier qui se profilent ? Comment agiter le drapeau à croix blanche pour promouvoir une infrastructure routière alors que l’imaginaire helvétique doit bien plus au train et aux paysages alpins ?

Mais là n’est pas la principale surprise de cette campagne ; la principale surprise, c’est vous, Madame la Conseillère Fédérale. Non que je sois surpris par votre engagement personnel dans le débat ; vous nous y avez habitué depuis des années ; vous êtes sans doute la plus forte incarnation de l’idée qu’un membre du gouvernement doit s’engager dans l’arène pour défendre les projets relevant de son dicastère sur lesquels l’exécutif fédéral a construit un consensus. Non que je sois surpris par votre style ; vos interventions dans les medias sont, cette fois comme toujours, conduites avec mesure, avec cette force tranquille et souriante qui vous caractérise, sans jamais verser dans la démagogie populiste et un nationalisme de bas étage.

Ce qui me surprend vraiment, c’est que vous portez à bout de bras un projet qui cadre vraiment très mal avec la ligne de votre action au Conseil Fédéral depuis des années. Je suis convaincu que l’on se souviendra longtemps de votre mandat parce que vous avez défendu des positions courageuses qui donnaient sens à votre dicastère et direction aux offices fédéraux qui sont sous votre autorité; on se souviendra longtemps de la décision courageuse, pris au lendemain de la catastrophe de Fukushima, de programmer le non renouvellement des centrales nucléaires en Suisse ; on se souviendra aussi du volontarisme dont vous avez preuve pour dessiner le projet de transition énergétique qui s’en est suivi, même si on peut craindre que les chambres fédérales dans leur composition actuelle soient peu empressées à le mettre en œuvre ; on se souviendra de votre détermination à défendre la révision de la Loi sur l’Aménagement du Territoire, véritable inflexion dans la façon de concevoir le rôle de la Confédération dans ce domaine ; on se souviendra aussi des quelques échecs que vous avez subis – par exemple l’augmentation du prix de la vignette autoroutière – parce ce qu’il est probable qu’on se rende compte dans quelques temps que vous aviez raison.

Mais que viendrait faire dans ce palmarès le blanc seing du peuple au creusement d’un second tube routier au Gothard ? Vous savez que ce projet n’est pas vital pour la circulation en Suisse ; vous savez qu’il contribue à cultiver l’idée que la fluidité de la circulation routière constitue l’alpha et l’omega de la politique des transports alors que vous défendez ailleurs les reports de trafic sur les transports collectifs ; vous savez qu’il participe à l’encombrement et à la pollution des couloirs alpins alors que vous avez toujours fait de la Suisse un partenaire fidèle des pays voisins dans la promotion du développement durable dans les Alpes ; vous savez qu’il assourdit par avance l’écho extraordinaire que mérite d’avoir l’ouverture prochaine du tunnel ferroviaire de base du  Gothard, infrastructure qui doit révolutionner la traversée des Alpes et la desserte du Tessin ; vous savez enfin qu’en donnant un avantage comparatif à la voiture sur le train, il entre en contradiction avec la résolution de la COP21 dont pourtant vous vous êtes félicitée.

Madame la conseillère fédérale, au moment de quitter l’exécutif fédéral, je pense que le peuple suisse saura reconnaître le courage politique et la détermination qui auront été les vôtres durant votre mandat, y compris et surtout votre capacité à penser la politique énergétique, environnementale et territoriale de la Confédération sur le long terme. Mais je pense aussi qu’il vous reprochera d’avoir porté avec la même conviction ce projet à courte vue que constitue le doublement du tunnel routier du Gothard ; ce projet pourrait rester comme celui qui entache un parcours exemplaire. En espérant que le peuple vous épargnera cela, je vous adresse, Madame la Conseillère Fédérale, mes salutations les plus respectueuses.

Lire plus de Bernard Debarbieux